Le Pré-boulay - Gîte rural - Normandie - Vexin

Ecrits du paysage

Le paysage et l’effet de réel

(cet article figure, depuis janvier 2006, sur le site de l’association Horizon Paysage)

« Je déteste la montagne, ça cache le paysage », estimait une âme sensible entre toutes, Alphonse Allais. Il n’y a peut-être plus besoin de montagne pour obtenir cet effet, aujourd’hui.Le paysage à lui tout seul, en envahissant notre univers mental, finirait par nous boucher la vue. C’est que, dans ses usages, des plus concrets aux plus abstraits, la notion s’est faite évidence, donnée brute, tellement qu’il semble superflu de s’interroger sur ce qu’elle raconte. De la référence géologique, qui se taxe d’objectivité sans pour autant se départir de son clair-obscur esthétique, jusqu’à la figure de style qui poétise nos propos de table, quel sens commun a pris ce mot, en fait ? Dans nos envolées métaphoriques, leur emploi le plus intéressant pour essayer de comprendre comment on l’entend, « paysage » s’applique à toutes situations où l’on veut suggérer un ensemble ni vraiment homogène, ni proprement hétérogène, et dont les bornes se perdent. Il englobe tout ce que la personne qui parle désire rassembler dans son idée, sans avoir le dessein de s’en expliquer : le mot tout seul se voit chargé de faire le tri entre en deçà et au-delà, ce qu’on garde et ce qu’on écarte. S’épanouissent, sur ce mode, des paysages politiques, des paysages idéologiques, des paysages industriels, des paysages sociaux, des paysages audiovisuels, tant d’autres.

Évoquer un fond commun et se réserver de ne pas signifier tout à fait la même chose pour chacun, cette ambiguïté, sans doute, surgit pour chaque mot de notre lexique. Du moins, peut-on être amené, dans une discussion, à préciser les termes qu’on jugerait mal interprétés par son interlocuteur. Cela constitue même l’essentiel d’un débat sérieux qui s’échauffe : vient le moment où il faut essayer de s’entendre sur nos présupposés respectifs ; enfin, seulement, les choses peuvent avancer un tant soit peu. Mais, décidément, cela ne fonctionne pas vraiment comme ça avec la métaphore paysagère. Il est bien rare de surprendre un débatteur interpellant son adversaire d’un : « De quel paysage politique parlez-vous ? » ou « Je ne vois pas le paysage politique comme vous. » Repartie aux allures de coup bas. Le paysage venait là, au contraire, signifier qu’on convoquait tout et le reste grosso modo, ce dont l’autre devait convenir sans barguigner. L’idée avancée réclamait, pour attester de sa pertinence, de s’inscrire dans l’espace le plus vaste qu’on puisse prendre en compte. C’est tout naturellement que le paysage dessinait l’arrière-fond sur lequel elle faisait sens.

Paysage est un de ces vocables qui se suffisent à eux-mêmes. Et puisque notre idée trouve sa place dans ce contexte indéfini, c’est qu’elle tient le coup. La voilà justifiée de seulement s’y inscrire. Cette stature privilégiée du paysage prouve au moins la magie du mot. Cette notion si éthérée, si pleine de ciel, n’est pas un concept anodin. Servant d’écrin nécessaire à toute assertion, esquissant l’ombre bleutée, irréelle, des lointains profonds, il configure le domaine entier dont on traite, avec ce bon goût de n’en rien oublier de l’incommensurabilité, de l’énigme intrinsèque. Il dit tout, « indiscutablement ».

Cet usage sous-entend trop ou pas assez, semble-t-il. Si on veut bien se replacer devant un paysage banal, par temps calme, on constate, plus rigoureusement, que tout y est cantonné à l’intérieur d’un espace déterminé. Sa vastitude, si c’est le cas, peut bien suggérer qu’il propose un sens global, que tout mouvement, tout frémissement y sont triviaux, toute incertitude mesquine. Il peut dénier l’aléatoire, en en faisant un ornement, une distraction. L’harmonie des rapports peut y émouvoir comme une mathématique si complexe qu’on y perçoive, bruissant tel un acouphène mystique, le message de l’infinitude. Restent deux faits : d’une part, rien n’est plus nettement circonscrit qu’un paysage par son horizon. D’autre part, il est identifiable en tant que tel paysage précis seulement quand nous cessons de bouger nous-même. Autrement dit, d’une part, tout n’existe qu’à l’intérieur de ses bornes ; d’autre part, c’est depuis nous qu’il se conçoit.

Je tourne la tête, j’avance d’un pas. Le paysage change. Intrigué, je cours vers l’horizon. Il me fuit comme à plaisir. Autour de moi, se dévoilent d’autres perspectives, ici somptueuses, là déprimantes, là déroutantes, qui m’étaient inconnues l’instant d’avant. Les rapports se modifient, les masses se superposent, se séparent, s’organisent différemment, révèlent des significations nouvelles. J’arrête là l’expérience ; je m’assois, pensif. C’est ma position qui trace les angles, les niveaux. Le paysage bouge avec moi, je bouge avec lui. Le paysage dépend du point de vue plus clairement que l’inverse. Je m’étais oublié.C’est moi qui fais que l’espace s’organise en paysage. Et cela, parce que j’en fais partie. Je suis dedans. Le paysage et mon point de vue jouent ensemble. Rien de ce que je saisis, de ce qui me saisit, de la réalité la plus crue n’existe sans mon point de vue. Je suis irrémédiablement ici. Partie prenante. Le paysage a besoin de moi. Il s’organise d’être subjectif. – Que le point de vue ait été aménagé, avec aire de stationnement, par le conseil municipal du coin n’enlève rien au fait que, quand je l’occupe, il devient mon point de vue. On a le droit d’adopter le point de vue d’autrui, d’avoir le même. – À ce moment, je me fais cette remarque : ma conception du monde est réaliste parce qu’elle n’est pas objective. Le paysage est l’épreuve concrète de la réalité. Celle de la profondeur d’une présence, qui n’est en soi ni la mienne, ni celle du monde, mais des deux ensemble indiscernés.

Le plus valeureux d’entre nous rêve de rencontrer un jour en soi, ou chez autrui à qui il ferait allégeance, un « point de vue objectif » sur quelque chose. L’expression s’entend souvent, telle quelle. Oxymore aguichant. Son inaltérabilité apaise. Malheureusement, le quelque chose s’agite dans un de ses recoins anfractueux. Il y a anguille sous roche – un congre de belle taille et malintentionné pour la liberté de l’esprit. Les émules du pédagogue Jacotot revendiquaient, il y a deux cents ans, cette attitude, toute fraîche encore aujourd’hui, que résume Jacques Rancière : « Voilà justement la seule chose en quoi nous voulons nous distinguer, nous autres, sectateurs du fou [l’expression, en guise de boutade. Le pédagogue et ses sympathisants étaient mal vécus par les esprits rangés], nous pensons que nos opinions sont des opinions et rien de plus. » Et de Joseph Jacotot lui-même, « qui avait fêté ses dix-neuf ans en 1789 », Rancière écrit : « Comme Descartes qui prouvait le mouvement en marchant […], il tenait les faits de l’esprit agissant et prenant conscience de son activité comme plus certains que toute chose matérielle. » La génération de Jacotot a vécu dans une effervescence heureuse et dramatique cette aventure de comprendre la dimension essentielle du subjectif. Plus tard, on a taxé ces « premiers romantiques » d’une impudique hypertrophie du moi : les imprudents auraient laissé de côté la réalité pure et dure. Mais laquelle ? C’est ce qui n’est pas clair. Ce contresens continue d’entacher notre façon de les lire. Le paysage, en l’occurrence, est une de leurs inventions. Ils redisent suffisamment qu’il est un fait de l’esprit, un acte mental, une question liée au point de vue ; non pas un objet. C’est justement pourquoi il peut produire du sens.

Quant à cette autre réalité que tout se tient dans les bornes du paysage ? Serions-nous enfermés sous une cloche ? Cette idée est décourageante, il nous semble qu’on respire mal. Le secours pourrait bien nous venir, aussi, d’un homme de cette génération, un Tchèque, de onze ans plus jeune que Jacotot, Bernhard Bolzano. La logique moderne, que ce philosophe a fondée, comprend très bien le paysage ; elle est sa sœur, historiquement. Plus raisonneuse que lui, elle nous fait considérer le paysage, en tant qu’il n’est pas un objet, comme un ensemble « infini borné ». Le théorème de Bolzano-Weierstrass s’énonce ainsi : « Tout ensemble infini borné de points possède au moins un point d’accumulation. » Mon incompétence, à peine surmontée, en mathématique, m’autorisera à le traduire ainsi, étayé d’un conseil avisé : tout ensemble infini borné de points existe à la condition qu’au moins l’un d’entre eux, indéterminable en soi, accumule dans son voisinage une densité extrême de points qui renvoient à lui. Ce théorème démontre ce que montre toute géométrie paysagère : l’effet perspectif s’organise autour d’un point de fuite. Qu’on se figure les deux bords d’une route droite : où elles se joignent à l’horizon, le point de fuite n’est autre qu’une densité extrême de points. Ce point virtuel, en théorie des ensembles, ni n’appartient à l’ensemble, ni ne se situe hors de lui ; il est indéterminable en soi. Logique et paysage recourent à ces points aveugles qui les structurent. Métaphore pour métaphore, le paysage nous plaît mieux envisagé ainsi : le point de vue génère, en miroir de lui-même – mais le monde traversé –, un point de fuite, qui accumule une densité de significations, sans être lui-même concevable en tant que tel. Ce petit point virtuel suffit à la fois à notre idée de l’infini et à l’intensité du sens que déploie notre présence au monde. C’est notre opinion