Le Pré-boulay - Gîte rural - Normandie - Vexin

Ecrits du paysage

La promenade au phare

(cet article est paru dans la rubrique « Chemin faisant », de la revue La Lettre du paysage, n°9, année 2005 )

Le paysage partout tissé par l’homme. Sans doute. Et la mer ? Dans son cas, c’est vrai absolument ; car la violence de notre rêve se mêle à la sienne si bien que les deux humeurs se confondent. Notre mort même y est visible, et donc notre héroïsme obligé. Tout ce qui est profond, par force, se conçoit en creux. La mer, l’espace, la pensée, notre désir, notre peur.

L’éclat rouge d’un phare déchiquette en silence la pinède endormie. La presqu’île qu’il mâte coupe les vagues comme une étrave. L’enfant s’entend confirmer que notre terre immobile file, de fait, à toute vitesse. Un paysage en est l’épreuve, la preuve à rebours : un phare en mer, là où tout court, sans aller nulle part. De loin, à leur place : le phare, la mer, l’horizon. Et de tout près : « Même la pluie est en voyage. Rien ne s’arrête, ici. Nous ne possédons rien. Nous regardons, surveillant les passages, relevant les traces d’un carrousel incompréhensible. » Extrait d’Ar-Men, journal de bord inspiré, d’un jeune homme gardien de phare, paru au Seuil quand j’avais seize ans. Son auteur, Jean-Pierre Abraham : « Quelques paysages m’ont touché, et toujours la seule question était d’aller y vivre, sans voir plus loin. […] Il y a une chose dont je suis sûr : cette lumière connue dans l’enfance, pour la retrouver maintenant, il faut s’appliquer tous les jours à vivre dans la plus grande incertitude. »

« Aller vivre dans un paysage. » Il faudrait n’employer « paysage », comme ici, qu’à bon escient. Un paysage se pénètre, en effet, parce qu’il n’est pas qu’un lieu, comme un visage n’est pas qu’une figure. Rencontre en creux, le paysage est une promesse. N’est-ce pas pour cela qu’on le tient ordinairement à distance ? Cette présence obsédante offre tous les risques d’un engagement compliqué. Il est plus reposant de l’admirer et de passer outre. C’est un peu de la même façon qu’on passe prudemment d’une toile à l’autre dans une exposition.

Marine baudelairienne : un phare et puis, mourant au bord de l’éternité, l’« ardent sanglot qui roule d’âge en âge ». Dernier soupir, éternel lui-même. Or, à bien lire, le phare est la larme. De la flamme au flot, l’enlacement brasse les matières. « Les Phares » sont métaphoriques, ici ; ce sont des noms qui brillent. Mais, justement, ces noms sont des paysages que leur lumière découvre. De Rubens – jardin de paresse, fleuve d’oubli, mer remuant la mer – à Delacroix – lac de sang vert –, ces lointains prodigieux émettent – dans l’avant-dernière strophe – quatre modes sémaphoriques : le cri, l’ordre, le phare, l’appel. Un cri ne s’adresse pas ; un appel réclame ; un ordre enjoint. Le phare fait les trois. Il s’exprime au cœur du rien, et, si un bateau passe, il appelle et contraint à une certaine route. Il n’est là que pour ça : préserver des écueils. Pourtant, on aime à le savoir éblouissant la nuit, sans raison, sans personne.

Le phare est cet être curieux. Car il n’est pas le paysage et, même, son éclat n’en révèle rien. Mais il en dit tout ce qui compte : la force, le danger, l’immensité, les difformités, le secret. Il en commente l’absence. Il s’érige en point de vue à l’horizon, mais comme point de fuite de ce qu’il faut imaginer que l’eau couvre. La lumière qu’il diffuse est des hommes et fait signe aux hommes. C’est ce qui rend le phare vivant et sûr, entre les scintillements de la nuit. Mais, si c’est l’homme qui est absent, alors il en parle à la mer. À cette étendue « sublime », à notre plus belle idée d’une toute-puissance mouvante et sourde, rien n’explique mieux qu’un phare notre rêve éveillé.

Le phare ne montre rien de l’homme, rien du paysage ; mais sa lumière prouve les deux ensemble. Au paroxysme d’Un homme d’Ouessant, d’Henri Queffélec, le prêtre, qui court s’opposer au révolté de l’île, escalade une falaise par une nuit de tempête. Découvrant au loin le phare de Saint-Mathieu, « Et lux tenebras comprehendit », murmure-t-il, et à cet instant choisit de laisser l’homme qu’il pourchassait libre de ses actes. La lumière comprit les ténèbres. La formule latine est bien belle, à croiser tous les sens possibles qu’elle instille au dénouement. Comme d’une Genèse qui se résoudrait à l’envers sur le chaos divin, originel.

Chemin faisant, chacun le sien. Traces dans le sable, réelles, imaginaires. Vraies, du moins. Ma grand-mère, octogénaire, sans projet aucun pour la société qui muait, lisait Un homme d’Ouessant à l’été 1968, dans la villa de Bélisaire. Dixit l’ex-libris de mon exemplaire. Chaque soir, l’éclat resurgi mouillait de rose les crêtes de pins et d’eau. Elle poursuivait son long rêve, commencé je sais où : sur un bateau, aux abords d’Ouessant, où son père l’avait emmenée, jeune fille, alors qu’il méditait l’érection d’un phare en mer, sur le caillou de la Jument. Elle sera morte deux ans trop tôt, dommage, pour s’émouvoir de retrouvailles improbables avec ce paternel ingénieur, réincarné en personnage de fiction par Henri Queffélec, dans le Phare, en 1975.

Je cheminais ailleurs. Peu d’années après la Jument, s’était allumé un autre phare, tout là-haut, au large des Hébrides. Rayé de noir et blanc. Depuis 1927, son feu, pâle, fictif, d’une portée inouïe, balaie le temps, chaque recoin. – Ma plus précise illumination littéraire, je crois, avec Rimbaud. – Celle qui l’a conçu est entrée dans la mer. Mais avant ça : « Oui, songea-t-elle, reposant son pinceau avec une lassitude extrême, j’ai eu ma vision. » Dans ce chef-d’œuvre sidérant de Virginia Woolf, la vision comprend l’espace. Un phare comme un désir fou l’a montré du doigt.